Jean Louchet, Jean-François Tobias
Résumé
Sébastien Erard est l'auteur de la plupart des innovations qui caractérisent le piano moderne. Après avoir brièvement examiné ses sources d'inspiration, nous analyserons ses principales inventions et brevets et montrerons comment ils visaient systématiquement une combinaison spécifique de puissance, de réactivité et de clarté sonore. Cette série d'innovations a permis à la société Erard de se hisser au premier rang de la production de pianos au milieu et à la fin du XIXe siècle, imposant à l'Europe l'esthétique de l'école anglo-française de facture de pianos, jusqu'à ce qu'elle soit supplantée par l'école américaine au cours du XXe siècle.
Les précurseurs
On considère généralement que le créateur du pianoforte est Bartolomeo Cristofori, de Florence. Artisan exceptionnellement créatif, Cristofori utilisait essentiellement la caisse traditionnelle du clavecin italien avec sa propre mécanique. Son invention la plus connue et la plus ancienne est l’attrape, toujours un élément de la mécanique du piano moderne et qui empêche le marteau de rebondir après avoir frappé la corde.
La mécanique de Cristofori (type 1720) et son attrape.
François-Étienne Blanchet (1700-1761) était le facteur de clavecins le plus important de Paris à son époque, parallèlement à l'atelier plus petit d'Henry Hemsch. La conception et la structure interne de ses instruments témoignent d'une profonde influence de la dynastie des Ruckers d’Anvers (Antwerpen). Son disciple et successeur Pascal Taskin (1723-1793), un parent éloigné des Ruckers, né à Theux près de Liège, s'est efforcé de répondre à une nouvelle demande de sa clientèle (principalement aristocratique) : donner plus d'expression au clavecin.
Pour ce faire, il explore deux voies :
- dans le même esprit que le "machine stop" anglais introduit par le facteur Abraham Kirckman et suivi par Burkat Shudi, Taskin introduit un système complexe de "genouillère" afin de changer rapidement et facilement de registre en cours de jeu,
- dans le prolongement des idées de Cristofori, remplacer les sautereaux par des marteaux afin que l'expression puisse être obtenue directement par les doigts de l'instrumentiste, sans avoir à changer de registre.
Un clavecin anglais (Abraham Kirckman) muni du Machine Stop: le levier sur la joue gauche, tiré, permet la commande manuelle des registres (boutons sur la planche de signature); poussé, on passe en boite automatique où les jeux sont commandés séquentiellement par la pédale de gauche, une sorte d’annonce de Borg & Warner. La pédale de droite commande une boite expressive.
Les genouillères des clavecins de Pascal Taskin (dessin de Frank Hubbard): pas d’automatisme ici.
Un pianoforte de Pascal Taskin, 1787 (Musikmuseum Berlin). Un instrument fragile, à la sonorité délicate et à la dynamique réduite.
Expression ou puissance? Les deux mon capitaine ! Une corde frappée par un marteau ne sonnera généralement pas aussi fort que si elle était pincée. Le problème du jeune pianoforte était sa faible puissance par rapport au clavecin. L'énergie mécanique qu'une corde est capable d'emmagasiner est proportionnelle à la tension de la corde. Il est évident que l'augmentation de la tension des cordes implique
- d'utiliser des cordes plus lourdes
- la fabrication de structures d'instruments plus solides, capables de supporter des tensions de cordes plus élevées,
- l'introduction de marteaux proportionnellement plus lourds (et plus rapides ?), puisque c'est 4
l'énergie cinétique du marteau qui sera transformée en énergie vibratoire dans la corde.
“Pianos en forme de clavecin” de Sébastien Erard.
Naturellement, Taskin a commencé par augmenter le diamètre et la tension des cordes et par renforcer la caisse en conséquence. Le plus ancien pianoforte connu de Taskin est daté de 1788. Malheureusement, Taskin a été décapité en 1793 par les Républicains.
Andreas Silbermann, facteur d'orgues saxon comme son frère Gottfried, s'installa à Strasbourg en 1699 et mourut en 1734, 18 ans avant la naissance de Sebastian Erhard. Gottfried fut le diffuseur des inventions de Cristofori en Allemagne du Nord. Andreas a-t-il fait de même en Alsace ? Pendant ce temps, son jeune concurrent Sébastien Erard (1752-1831), né Sebastian Erhard, également originaire de Strasbourg, s'installe à Paris en 1768, devient l'employé d'un facteur de clavecins inconnu, construit son premier pianoforte en 1777, puis ouvre son propre atelier à Paris en 1780, produisant les premiers pianoforte en France. Il se rendit à Londres en 1786, où il entra probablement en contact avec l'atelier de Zumpe & Buntebart, dont l'influence a pu être décisive sur ses premières productions. Il a sans doute été bien inspiré de retourner à Londres en 1792 pour échapper à la révolution républicaine, sauver sa tête et créer un nouvel atelier à Londres où il était certainement en contact avec les principaux ateliers de clavecin et de piano de l'époque : Burkat Shudi et son gendre John Broadwood, Jacob & Abraham Kirckman, Longman & Broderip, Muzio Clementi. Erard retourne à Paris en 1796 mais l'atelier londonien dirigé par Pierre Erard, le frère de Sébastien, continue à produire des pianos jusqu'en 1890 et des harpes jusqu'à la disparition de la firme Erard en 1952.
Alors que les pianos-forte de Monsieur Pascal Tasquin conservaient la forme traditionnelle du clavecin, Erard commença par des pianos carrés plus petits, dont la forme générale rappelait celle du clavicorde, populaire en Allemagne. Face à la demande croissante d'instruments plus puissants, ce n'est qu'au tournant du siècle qu'il introduit ses plus grands instruments, les pianos en forme de clavecin.
Mécanique franco-anglaise ou viennoise?
Commence alors une compétition terrible et sans merci entre les écoles de l'Est (Anton Walter, Andreas Stein, sa fille Nanette Streicher, etc.) et celles de l'Ouest.
L'objectif principal était d'obtenir plus de son du piano.
Des cordes plus lourdes signifient des marteaux plus lourds et donc un toucher plus lourd. Cela peut être partiellement compensé par une démultiplication, mais cela signifie un plus grand enfoncement de la touche et une répétition inconfortable.
Sébastien Erard a franchi plusieurs étapes importantes à cet égard.
La première (et probablement la plus grande) fut sa mécanique à répétition (1821), probablement l'invention la plus décisive dans l'histoire du piano.
La deuxième est l'invention des agrafes.
Il convient également de mentionner l'invention de la barre harmonique, brevetée uniquement en Europe, ce qui a permis à Steinway de la breveter plus tard à son nom en Amérique sous le nom de capo d’astro bar. L'augmentation de la taille des marteaux avait eu des effets destructeurs sur le contenu harmonique des aigus du piano, qui ne correspondait plus à la puissance des basses. C'est probablement la raison pour laquelle, à la fin des années 1800, la plupart des facteurs de pianos ont modifié leur courbe de tension, pour avoir une augmentation substantielle de la tension des cordes dans l'aigu. En outre, le rôle de la barre harmonique était d'éviter que le son ne soit absorbé par le sommier (en bois) mais plutôt réfléchi et propagé vers le chevalet et la table d'harmonie, ce qui rendait les aigus plus brillants.
Prellzungenmechanik d'Andreas Stein(1770)
Mécanique anglaise (dessin de Trudelies Leonhard)
Mécanique à répétition Erard (1825)
Mécanique à répétition Gaveau (1847).
Mécanique Steinway (1860)
Mécanique à répétition Steinway (1865)
Agrafes et barre harmonique d’Erard (vers 1840), aussi appelée barre de pression ou capo d’astro, pressant les cordes vers le bas entre les agrafes et les chevilles.
Année |
Brevets majeurs Erard |
dynamique |
puissance & |
rapidité |
couleur |
marketing |
Brevets majeurs non-Erard |
auteur |
1782 |
genouillère peau de buffle |
* |
||||||
1789 |
* |
* |
una corda |
Stein |
||||
1791 |
double pilote |
* |
||||||
1794 |
Echappements |
* |
||||||
una corda |
* |
|||||||
Octave harmonique |
* |
|||||||
1801 |
toucher dynamique |
* |
||||||
1808 |
repetition |
* |
||||||
1809 |
Frappe par dessus |
* |
||||||
1810 |
Manchons de chevilles |
* |
||||||
1812 |
Sons continus |
* |
||||||
1815 |
Chevilles filetées |
* |
||||||
1821 |
piano à 2 claviers |
* |
* organistes |
|||||
1821 |
répétition |
* |
||||||
1822 |
répétition |
* |
||||||
1825 |
Cadre métal |
* |
|
|||||
1825 |
répétition pour croisés et verticaux |
* |
||||||
1825 |
* |
Cadre en fonte (carrés) |
Babcock |
|||||
1830 |
Cordes basses filées |
* |
||||||
1830 |
* |
* |
marteaux garnis de feutre |
Pape |
||||
1833 |
Amélioration de la mécanique às répétition |
* |
||||||
1838 |
Barre harmonique |
* |
||||||
* |
Cadre en fonte pour pianos à queue |
Chickering |
||||||
1843 |
Répétition pour carrés |
* |
||||||
1844 |
* |
Pédale tonale |
Boisselot |
|||||
1848 |
Piano pédalier |
* (organistes ) |
||||||
1850 |
Sommier couvert (bronze) |
* |
||||||
1851 |
Répétition pour verticaux |
* |
* |
|||||
1851 |
agrafes |
* |
||||||
1853 |
agrafes |
* |
Les brevets Erard les plus significatifs
Le tableau ci-dessus montre l'évolution des priorités de la maison Erard de ses débuts jusqu'en 1853. Nous avons fusionné les facteurs qui contribuent à la stabilité et à la puissance, car les améliorations portant sur la stabilité d’accord sont ce qui permet de plus fortes tensions en vue d’une plus grande puissance sonore. On y constate les tendances suivantes:
- Jusque vers 1820, la priorité est donnée à la dynamique, depuis les commandes élaborées de reistration des clavecins. A partir de 1820 le problème apparaît résolu puisque les efforts vont dans d'autres directions.
- Jusque vers 1825, la rapidité de répétition est l'objet de plusieurs brevets. A partir de 1825 cet aspect aussi apparaît résolu.
- À partir de 1810 et encore plus à partir de 1825, priorité et donnée à la puissance sonore. • A partir de 1830 les innovations visant à élargir le marché deviennent importantes.
Evolution des pianos Erard 1780 - 1821.
Evolution des pianos Erard 1821-1858.
La triste conclusion de cette victoire est qu'Erard, ayant imposé ses normes à l'école franco-anglaise, a tué l'école autrichienne et dans les années 1850 a imposé sa propre esthétique dans toute l'Europe.
Conclusion: “la justice fuit le camp des vainqueurs” (Simone Weil)
Pendant toute la seconde moitié du XIXe siècle, grâce à ses innovations réussies et à une politique de marketing quelque peu agressive, Erard s'est imposé comme le plus grand fabricant de pianos de concert, universellement reconnu. Même l'industrie allemande du piano suivait l'esthétique d'Erard et copiait ses inventions. Broadwood et Pleyel avaient leurs propres adeptes, mais il s'agissait davantage de différences marginales de caractère que d'aspects fondamentaux.
Cependant, le véritable danger venait de l'étranger. Steinway introduit les pianos à cordes croisées. Contrairement à ce que l'on croit généralement, croiser les cordes ne permet pas vraiment de rendre un instrument plus compact, mais cela donne une qualité de son différente, plus puissante mais aussi plus massive, moins contrapuntique, moins transparente, avec un couplage acoustique plus important entre les cordes, surtout dans les graves. Erard rejette cette nouvelle approche, mais Steinway utilise alors, au début du 20e siècle, les mêmes méthodes de marketing et de parrainage qu'Erard au milieu du 19e siècle. Le résultat fut similaire : Erard se tourna à contrecœur vers les instruments à cordes croisées et cadre en fonte en 1910. Malgré ses mécaniques moins performantes, Pleyel conserva un certain succès grâce au génie de ses directeurs techniques Auguste Wolff et son gendre Gustave Lyon, jusqu'en 1930, avec le naufrage de leur aventure de la "Salle Pleyel" avec leur partenaire incompétent, le Crédit Lyonnais. Ensuite Erard et Pleyel sombrèrent ensemble dans une longue agonie à travers la Seconde Guerre mondiale et le succès du marketing du piano américain.
Bien qu'étant les instruments préférés de compositeurs tels que Maurice Ravel et Claude Debussy, les pianos Erard étaient largement considérés comme démodés en 1900. Leur fin est une triste histoire, mais ils ont été victimes du même totalitarisme musical absurde que celui qu'ils avaient promu. L'histoire prend souvent sa revanche et le bon goût finit par triompher, avec la renaissance du piano à cordes parallèles par de grands facteurs actuels comme Chris Maene, Stephen Paulello ou Stuart & Sons.
Une copie soignée (et musicalement convaincante) du Erard 1803 de Beethoven, par Alain Roudier.
Bibliographie
1. Barli (Olivier), la facture francaise du piano de 1849 à nos jours, la Flûte de Pan, Paris, 1983.
2. Beaupain (René), La maison Erard: manufacture de pianos (1780-1959), l’Harmattan.
3. Chenaud (André) Les facteurs de pianos et leurs recherches, 1970 (published by AFARP, Association Française des Accordeurs-Réparateurs de Pianos). 4. Cole (Michael), The Pianoforte in the Classical Era, (Pianos 1760-1830) Clarendon Press, Oxford. 1998. ISBN 0-19-816634-6.
5. Fletcher (Neville H.), Thomas D. Rossing, The Physics of Musical Instruments, 2nd edition, Springer1998-99.
6. Harding (Rosamond), The Piano-Forte, its history traced to the Great Exhibition of 1851, 1st edition 1933, reprint by Heckscher, 75 Bayham Street, Camden Town, London WC1 0AA in 1978, ISBN 1-872150-00-4.
7. Moysan (Alain), La restauration des pianos anciens des origines à 1850, éditions Vial, March 2009
8. Pfeiffer (Walter), The Piano Hammer, traduction anglaise de Vom Hammer by J. Engelhardt, Verlag Erwin Bocinsky, Frankfurt am Main, 1978.
9. Piano Tone Building, Proceedings of the piano technicians conference Chicago 1916, 1917, 1918, New York 1919, Acoustic Department, American Steel and Wire Co. (Heckscher London, épuisé).
10. Pollens (Stewart), The Early Pianoforte (Pianos to 1763) Cambridge University Press, 1995 ISBN 0-521-41729-5.
11. Soulier-François (Françoise), Alain Roudier, Patricia Faivre, Sébastien Erard, l’aventure du pianoforte, catalogue de l’exposition, Musée des Beaux-Arts et d’Archéologie de Besançon, September 1995, ISBN 2-905193-25-5. 12. Wainwright (David), Broadwood by Appointment, A History, Quiller Press. 1982. ISBN 0 907621 10 4.
13. Wainwright (David), The Piano Makers, Hutchinson of London, 1975, ISBN 0 09 122950 2.
14. Weber (M.C and J.F.), J.K. Mercken, premier facteur parisien de forte-piano, La Flûte de Pan, Paris 1986.
15. Williams (John Paul), The Piano, Quarto Publishing, London, 2002. 13